Manuel Borja-Villel

Manuel Borja-Villel
Vendredi, Mars 9, 2012 - 12:49
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Le Monde daté du 19 novembre 2011 (supplément Culture&Idées) 
 
L'Espagnol qui bouscule les musées 
Manuel Borja-Villel, directeur du Reina Sofia de Madrid, dénonce ces établissements gérés 
comme des entreprises. Il a inventé, pour sa collection permanente, une présentation novatrice et iconoclaste.
Madrid, envoyé spécial
Quelle est la vocation d'un grand musée d'art moderne et contemporain ? La réponse du Reina Sofia, 
à Madrid (on y trouve Guernica, de Picasso), est novatrice, iconoclaste. Son directeur, Manuel BorjaVillel, 54 ans, bouleverse
les codes des musées depuis son arrivée en 2008. Refusant de transformer 
l'artiste en héros rare et cher, il associe tableaux célèbres, photos anonymes ou de maîtres, films, 
maquettes, documentation... Les expositions temporaires, souvent thématiques, étonnent par leur 
ampleur et leur exigence, leur façon de croiser les disciplines et les supports. 
Diplômé de l'université de Valence, formé aussi à Yale et docteur en philosophie à l'université de 
New York, Manuel Borja-Villel est d'abord directeur de la Fondation Antoni Tapies, à Barcelone, de 
son ouverture en 1990 jusqu'en 1998. Puis il prend la direction du Musée d'art contemporain de 
Barcelone (Macba), où il alterne expositions individuelles (le Sud-Africain William Kentridge, 
l'Allemand Gerhard Richter, l'Américaine Martha Rosler...) et expositions thématiques - sur l'art 
cinétique entre 1920 et 1970, l'art militant et social depuis les années 1960 ou l'art moderne selon 
Mallarmé. 
Votre musée est-il touché par la crise que traverse l'Espagne ? 
Cette crise est celle d'un modèle économique obsolète, fondé sur la construction et l'immobilier. Elle 
n'est pas sans lien avec celle que connaissent les musées, en Europe ou aux Etats-Unis. En raison non 
tant de la baisse des subventions que de l'impasse dans laquelle ils se trouvent. 
En quoi cette impasse des musées est-elle liée à la crise ? 
La collection est au coeur des musées. Depuis des décennies, ils se battent pour obtenir les 
meilleures oeuvres. Ils sont jugés, classés à l'aune de la rareté. Le problème, c'est que ce sont les 
collectionneurs privés qui possèdent l'argent et les oeuvres. Si un musée veut un Warhol ou un 
Giacometti, il lui faut des dizaines de millions d'euros, qu'il n'a pas. S'il reste fondé sur la rareté et sur 
la propriété, le monde des musées va être pris dans une économie de l'excès. 
Depuis la fin des années 1970, on a vu l'essor d'un modèle qui me semble dépassé : créer un 
bâtiment qui est une oeuvre en soi, en faire un lieu de spectacles au service du tourisme. Le musée 
est devenu un centre commercial, dans lequel les visiteurs-consommateurs ne viennent pas 
apprendre, mais reconnaître des noms. On voit ce que ce modèle a fait naître : un art contemporain 
lié à l'économie et à la finance. Les artistes plébiscités par ce système, Damien Hirst ou Jeff Koons, 
sont des animateurs de spectacles. On n'est pas loin de l'impasse économique actuelle qui révèle en 
fait une crise de la démocratie.
Pour répondre à la crise, les musées font appel au mécénat, augmentent le prix d'entrée... 
Ce sont les solutions ? Ils ouvrent aussi des filiales à l'étranger, louent des oeuvres à des musées riches aux Etats-Unis ou au 
Japon, vendent des expositions clés en main, voire leur marque, louent des espaces à des 
entreprises, veulent un bâtiment toujours plus grand pour accueillir toujours plus de visiteurs. Ce 
modèle fondé sur l'expansion est dangereux. Il vise à ce que les établissements se cannibalisent entre 
eux. Il est anti-écologique. Il finit par considérer le musée comme une entreprise. C'est déjà le cas 
quand on lui demande de " faire des entrées " sans chercher à savoir ce que nos enfants ont appris à 
la sortie. Ou quand il est contraint de monter des expositions paresseuses et spectaculaires. Le 
musée finit par oublier sa mission première qui vient du modèle révolutionnaire français : être le lieu 
de la démocratie et de l'éducation. Je crois que ce modèle ancien est condamné à la défaite, car le 
musée, à l'avenir, sera plus pauvre dans un monde plus grand. 
Placer des gestionnaires à la tête des musées, c'est la même logique ? 
Bien sûr. L'historien d'art est menacé en Espagne comme ailleurs. C'est un gros problème, qui 
dépasse le cadre du musée : des hôpitaux, par exemple, sont de moins en moins dirigés par des 
médecins. Comme si le savoir et les idées gênaient, pouvaient faire surgir des changements qui font 
peur. Il faut des historiens d'art à la tête des musées, des intellectuels ouverts à toutes les disciplines 
de l'esprit. Le responsable d'un musée doit rechercher de nouveaux dispositifs d'exposition, et non
pas être écrasé par la gestion. Nous avons de plus en plus besoin d'une vision esthétique marquée 
avec une dimension éthique. Ces qualités sont rarement celles du gestionnaire ou de l'homme 
d'affaires. 
Comment en sortir ? 
Un musée, d'abord, ne doit plus se comporter en propriétaire d'oeuvres qu'il garde ou loue, mais au 
contraire favoriser les échanges, partager. Et puis sa politique ne peut plus être centrée sur des 
trésors, chercher l'oeuvre rare de plus. Enfin, pour moi, ce qui compte, c'est inventer à partir de la 
collection des narrations et des lectures qui vont stimuler le public. Inventer des récits partagés. 
Raconter plusieurs histoires de l'art et non l'histoire de l'art. Faire comprendre que cette histoire 
n'est pas figée et unique, mais chorale. 
Je trouve épouvantables ces musées d'art moderne qui offrent la même histoire, les mêmes noms, le 
même type d'oeuvres, la même hiérarchie partout dans le monde. La modernité n'est pas la même 
en Europe et en Amérique latine, qui n'a pas connu la coupure de la seconde guerre mondiale. Idem 
pour l'Espagne, où la longue coupure du franquisme a isolé la création de la modernité. 
Quand on parcourt les deux étages de la collection, on est frappé par cet ancrage des 
oeuvres dans l'histoire, de l'Espagne notamment, avec des périodes définies : le fascisme, 
la guerre, les utopies... 
La réorganisation de la collection n'est pas finie. Nous allons ouvrir, fin novembre, le parcours qui va 
de 1962 à 1982, autour des révolutions de 1968, des " années de plomb ", du néolibéralisme... Mais 
attention, les oeuvres ne sont pas des illustrations de l'histoire. Elles sont en résonance avec 
l'histoire. Nous les confrontons avec toutes sortes de documents - photographies, magazines, 
maquettes, films... Par exemple, dans la section de la collection consacrée aux années 1940 et 1950, 
nous mettons en valeur un magazine espagnol, La Codorniz, qui était un lien important de liberté 
relative et de créativité à partir de l'humour pendant la dictature. 
Nous opérons des rapprochements inédits. Par exemple, nous ouvrons la partie 1945-1968 avec le 
film d'Alain Resnais, Nuit et Brouillard, un tableau de Picasso en référence aux camps nazis, Jean 
Fautrier et Antoni Tapies. On ne peut plus présenter une collection comme une suite de chefsd'oeuvre, en les classant par artistes ou innovations formelles. Les oeuvres ne sont pas autonomes, 
elles ne sont pas juste le fruit du génie de l'artiste : elles se nourrissent de l'histoire, comme l'a 
montré le philosophe Georges Didi-Huberman dans une de nos expositions. Dans la première salle, des gravures sur la guerre de Goya côtoient le premier film de 
l'histoire, " La Sortie des usines Lumière ", et des photos vernaculaires de villes 
espagnoles... 
Pour raconter des histoires de l'art, la photographie, le cinéma, la danse sont aussi importants que la 
peinture ou la sculpture. Il n'y a pas d'art majeur ou mineur. Il y a Picasso, Dali, Miro, mais aussi des 
photos anonymes... Le public ne veut plus seulement consommer mais agir. Chacun peut créer ses 
propres récits avec Internet. C'est la même chose pour notre accrochage, très fragmenté, rythmé, 
avec toutes sortes de supports. Pourquoi rapprocher un tableau cubiste de Picasso du film " One Week ", de Buster Keaton ? 
Mais ce film n'aurait pas été possible si le cubisme n'avait pas existé ! Et le cubisme a à voir avec le 
cinéma. 
Et l'intégralité de " Fenêtre sur cour ", d'Alfred Hitchcock, à côté de la peinture américaine 
de l'après-guerre ?
Dans Fenêtre sur cour (1954), la prépondérance de la vue - en tant que forme de connaissance, mais 
aussi d'espionnage - est absolue. Ce film aide à comprendre cette époque qui voit les premières 
escarmouches de la guerre froide, et où le gouvernement américain a utilisé la peinture abstraite 
comme matériel de propagande. Et puis, je souhaitais créer une tension entre une peinture en quête 
du sublime et le cinéma, médium populaire s'il en est. 
On vous reproche un accrochage élitiste. 
On demande au visiteur de travailler, de jouer, de découvrir, pas seulement de regarder. Mais 
interrogez les adolescents, écoutez leurs réactions... Au Musée Reina Sofia, le visiteur est comme un 
voyageur du XVIIIe siècle qui se perd dans une ville. Je pense aussi à Walter Benjamin et à sa 
réflexion sur le narrateur, l'importance du discours oral, autant d'éléments qui font que le récit 
change selon les personnes qui racontent, les périodes où on le raconte. Il n'y a pas, au Reina Sofia, 
une histoire de l'art gravée dans le marbre.
Auriez-vous pu faire cet accrochage dans un autre grand musée ? 
Sans doute pas. Notre collection est certes moins riche que celle du Centre Pompidou ou du Musée 
d'art moderne de New York, mais c'est parfois un problème d'être trop riche : vous êtes obligé 
d'aligner vos Matisse, Rothko, Barnett Newman... Quand on n'a que des " chefs-d'oeuvre ", il est 
difficile d'en évacuer quelques-uns pour introduire un document, un magazine, un film... Une 
certaine fragilité peut aider à oser une autre approche. 
Et ça marche ? 
En trois ans, les entrées sont passées de 1,5 à 2,5 millions. Cela indique qu'une autre façon de 
montrer, et même une autre économie, qui n'est pas fondée sur la rareté, est possible. 
Vous souhaitez attirer encore plus de visiteurs ?
On pourrait, le musée est très grand, mais ce n'est pas la question. Annoncer plus d'entrées, comme 
chaque directeur aime à le dire chaque année, notamment après une exposition à succès, ça ne veut 
rien dire, surtout lorsque les visiteurs ne peuvent plus rien voir !
Votre démonstration n'est-elle pas contredite par " Guernica ", de Picasso, un des tableaux 
les plus célèbres au monde ? C'est une contradiction avec notre philosophie, et elle est la bienvenue ! C'est compliqué, ce tableau, 
qui est étroitement lié à l'histoire de l'Espagne, une oeuvre qui ne devait pas retourner dans son pays 
et qui y est revenue en symbole. On a dit que la transition démocratique a été faite quand la police a 
cessé de surveiller cette oeuvre. De l'autre côté, il y a un merchandising fort... Guernica traduit la 
réalité du monde actuel des musées. On a donc opté pour une présentation historique, pas 
historiciste, en inventant dix salles autour, dans lesquelles on montre la maquette du pavillon de la 
République espagnole à l'Exposition universelle de 1937 à Paris, les photos de la guerre d'Espagne de 
Centelles, des tableaux de Calder, Julio Gonzalez et Miro, un film de 1971 de Basilio Martin Patino. 
Pouvez-vous prêter " Guernica " à un musée étranger ? 
Non, pour des raisons techniques : il est trop fragile. Je suis favorable aux prêts, mais à condition de 
ne pas mettre les oeuvres en danger. Le tableau a été restauré à la cire, à New York, dans les années 
1950. Le résultat, c'est que la toile peut se briser comme du verre. Notre département restauration 
est catégorique - il ne faut pas le bouger. 
On vous a proposé beaucoup d'argent pour prêter " Guernica " ?
Oui, 10 millions de dollars, je crois, pour donner un chiffre... 
Combien de gens viennent au Reina Sofia uniquement pour le voir ? 
Autour de 600 000 personnes par an. Mais nous avons attiré 1 million de visiteurs supplémentaires 
en trois ans, alors que Guernica était déjà là. 
A voir vos expositions comme celle, l'été dernier, de photos du mouvement ouvrier, de 
1926 à 1939, peut-on dire que vous dirigez un musée de gauche ? 
Ça ne veut rien dire. Ma réflexion est celle d'un historien d'art. Je me suis imprégné de Marcel 
Duchamp, de Marcel Broodthaers, des lectures de Jacques Rancière sur la nouvelle pédagogie. Je 
regarde ce que produit la crise, le marché, j'ai observé le mouvement antimondialisation en 2001. Je 
crois que les musées doivent donner une vision progressiste de l'histoire, et surtout que l'art ne doit 
pas être coupé de la société. C'est notre obligation morale que de nous intéresser aux histoires 
secondaires, de consacrer une exposition au mouvement ouvrier. Même chose quand nous nous 
intéressons à la création en Amérique latine, dans le monde méditerranéen, en Afrique. L'intérêt 
actuel des musées pour la Chine et l'Inde est guidé, je le crains, par le marché. Ou on s'intéresse aux 
artistes façonnés par le marché, ou bien on cherche ailleurs. Un signe me plaît. Pendant le
mouvement des " indignés " sur la Plaza del Sol, à Madrid, il y avait des tentes et une bibliothèque 
comme lieux de réflexion, avec notamment plusieurs publications du Reina Sofia. Et ce n'est pas moi 
qui les leur ai données ! 
Propos recueillis par Michel Guerrin