YOU CAN NEVER GO HOME





































































































































Pour lancer Ulysse l’Original, volet languedocien de « Ulysses »,
en collaboration avec les Frac Bretagne et Provence-Alpes-Côte d’Azur,
le Frac Languedoc-Roussillon propose la rencontre de Philip Vormwald
et de Martin Hyde. (PIÈCES RÉALISÉ AVEC LE CAPITAINE ADRIEN AROUD)
Le premier réalise de grands dessins gris, principalement à la poudre de
graphite sur papier, mêlant des motifs empruntés autant à l’histoire de
l’art et de l’architecture qu’à l’univers des songes. D’innombrables sources
viennent enrichir et complexifier les strates de ces dessins, notamment un
vaste vocabulaire mécaniste qui rapproche l’univers de l’artiste de celui
des dadaïstes, ou encore de l’art cinétique des années 1960 : ainsi des
figures générées par les jeux vidéo et l’informatique, voire les plans de
montage de toutes sortes d’appareils, produisent des paysages, mentaux
énigmatiques, obscurs et brouillés... Mais les dessins de Vormwald
impliquent aussi son propre corps, à travers des traces qui suggèrent, dans
les espaces imaginaires que son esprit construit, le passage d’un être, le
dessinateur lui-même, sans doute. La science-fiction fait également des
incursions suggestives dans ces œuvres sans âge, combinant un esprit
baroque et un instinct de « minimalité ». Philip Vormwald propose « une
cartographie de visions tendues et répétées, pleines de spéculations mais
directes ».
Le second produit des sculptures-machines acides, en bricolant, à la
manière d’un savant fou, toutes sortes de matériaux (bois, métal, plâtre,
colle, néons…), de techniques (thermoformage, estampage, porcelaine,
moulage…), d’objets (pompes, bi-composants, cordes, moteurs…). Tous ces
éléments « pris dans les mouvements d’une machine infernale » (M. H.)
sont convoqués pour créer des univers délirants, où la fragilité poétique
émane de l’ironie et de l’absurde des agencements. Pour l’artiste,
construire revient à se construire, envers et contre tout. Son travail
réanime un esprit tout autant « potache » que « potlatch », dans une furia
pleine d’innocence, de jeux et d’onirisme. Il est inutile ici de faire appel à
des références précises : c’est que la notion d’œuvre peine à limiter une
énergie qui se dépense sans souci de « bien faire ». En réalité, si cet
artiste devait être rattaché à un mode de pensée artistique, ce devrait
être à Fluxus, mais un Fluxus non-embourgeoisé, non intellectualisé, et
infralangagier !
« You Can Never Go Home » est le titre choisi par Philip Vormwald et
Martin Hyde pour évoquer le périple d’Ulysse. Entre constat et prédiction,
cette phrase (empruntée à l’écrivain américain Thomas Wolfe*, dont
l’expression a été très souvent reprise dans la culture américaine, mais pas
dans les arts visuels) peut se comprendre comme une version
contemporaine de l’antique « Nul ne se baigne deux fois dans le même
fleuve » d’Héraclite. Dans cette version américaine, qui fait écho au retour
du héros homérique, c’est le sujet qui bouge, et non le monde. Quelle est
la raison de cet empêchement définitif ? Faut-il penser que la maison ellemême, tout en restant au même endroit, change tout autant que celui qui
l’a quittée pour voyager ? Ou bien : « Le navire a-t-il été abandonné par
son capitaine ? »
Philip Vormwald propose des dessins géants imprégnés de motifs et
ornements autant géométriques qu’hypnagogiques, qui entrent en
résonnance avec une imposante fresque murale. La dimension
architecturale ne peut pas échapper au spectateur, et elle le renverra sans
doute aux palais antiques, mais aussi à certaines formes décrivant l’espace Frac Languedoc-Roussillon | Dossier de presse You Can Never Go Home | mars-mai 2013
d’un monde déviant. L’évocation de figures homériques, comme Poséidon
ou Pénélope, se fait au moyen de figures labyrinthiques, d’espaces
imbriqués les uns dans les autres, évoquant également la composition
complexe du récit d’Homère comme la construction absconse de James
Joyce, ou les méandres de la mémoire dans la confusion totale des temps.
Bloqué à l’intérieur d’une errance indéfinie, d’un long sommeil, d’un
éclair de compréhension onirique, Vormwald pourrait murmurer après
Joyce : « Par la conception et la technique, j’ai essayé de peindre la terre
pré-humaine et peut-être post-humaine. »
Martin Hyde présente une dizaine de sculptures sous forme de « scènes »
évoquant les dieux primitifs tels que sortis d’une plongée dans la
Théogonie d’Hésiode. Comme un jeu de plateaux et de constructions, ces
sculptures représentent des « mondes » manufacturés à la chaîne, en
autant de décors (une île, un lit, une flaque, une montagne, une coupe
géologique…) sur lesquels apparaissent diverses figurines en porcelaine
animées par des mécanismes qui interprètent la création de l’univers
mythologique. Dans cette série de modules-mondes, faisant références aux
dieux primordiaux de la Grèce antique, l’artiste imagine « des lieux créés
par l’homme, pour l’homme, dépourvu de l’homme : les paysages et les
humeurs, la monstruosité, l’apparence et les préjugés, la solitude, l’amour
et l’amitié, la conscience, l’inconscience, la solitude, une odyssée. »
(Martin Hyde). L’humour des bricolages, la dérision des assemblages,
libèrent la seule charge qui vaille : la charge poétique d’un Chaos originel
dont le monde actuel sait tout mais ne sent rien, et à partir duquel
cherchent à se composer des formes dérisoires. Le Temps ne peut regagner
sa « source », mais mime des balbutiements de Forces originelles en phase
terminale !
Philip Vormwald et Martin Hyde explorent ensemble, mais chacun avec
leurs matériaux propres, les cendres du Temps. Toute imprégnée de noir,
comme la Ker noire qui emporte les compagnons d’Ulysse, ou le chien
Argos après qu’il eut reconnu son maître, l’exposition sera une plongée
sans garde-fous dans l’incertitude du héros à peine sorti de la mer
furieuse : « Mais que va-t-il m’advenir encore ? » (Chant 5)
Emmanuel Latreille
* “You can't go back home to your family, back home to your childhood, back home to
romantic love, back home to a young man's dreams of glory and of fame, back home to exile,
to escape to Europe and some foreign land, back home to lyricism, to singing just for singing's
sake, back home to aestheticism, to one's youthful idea of 'the artist' and the all-sufficiency
of 'art' and 'beauty' and 'love,' back home to the ivory tower, back home to places in the
country, to the cottage in Bermude, away from all the strife and conflict of the world, back
home to the father you have lost and have been looking for, back home to someone who can
help you, save you, ease the burden for you, back home to the old forms and systems of
things which once seemed everlasting but which are changing all the time--back home to the
escapes of Time and Memory.”
-- Thomas Wolfe
Il importe de remarquer que le texte de Thomas Wolfe a été repris par Tom Wolfe, pour
l’expression « You Can Never Go Home Anymore » ; comme si un Wolfe en cachait un autre et
que Vormwald et Hyde avaient voulu réactiver, dans la confrontation de leurs œuvres, ce jeu
d’identités croisées, ou masquées…
PHILIP VORMWALD
Né en 1978 à Heidelberg (Allemagne), vit et travaille en France et en Allemagne.
Au début, face à ses œuvres défilent sous nos yeux l’esprit des constructivistes et leur
géométrisation de l’espace tout autant que de l’architecture, Marcel Duchamp et ses
rapprochement incongrues d’objets tout autant que sa Mariée mise à nu par ses
célibataires, même, les surréalistes et leurs associations libres. Le futur s’en mêle
ensuite, un futur mécanisé et moderniste bien sûr, un futur anticipé à la Métropolis de
Fritz Lang.
Puis apparaissent les gestes de l’artiste, des effacements à la gomme, des
perturbations qui donnent vie à l’abstrait. L’artiste est bien là, grand créateur - par sa
taille tout autant que par la complexité de ses créations - à l’origine de ces mondes.
Les références disparaissent pour laisser place au monde très personnel de Philip
Vormwald. Il répète cette forme ovale réalisée à l’aide d’un pochoir récupéré d’une
boîte de mouchoirs, comme des notes sur une partition, comme un personnage que l’on
retrouve au fil d’une histoire. Des paysages apparaissent, dissimulés derrière des stores.
Les couches de matières, de formes, d’idées se donnent à voir à qui s’approche de ces
dessins qui s’imposent pas leur taille tout autant que par la saturation des multiples
couches de matière qui les construisent. Vormwald s’est tout d’abord intéressé à
l’image en mouvement, le cinéma et la vidéo. Or il semblerait que ses dessins
condensent l’ensemble des scènes filmées pour la réalisation d’une vidéo, entre
fugacité et ténacité. À moins que ces dessins racontent un film qui n’aurait pas encore
été tourné, ou un film tourné à l’envers, ou une sculpture qui n’aurait pas encore été
réalisée, ou une citation qui n’aurait pas encore eu lieu. Comme si ses œuvres étaient
des croquis, des pré-histoires d’histoires à venir.
Philip Vormwald travaille au sol. Son corps vit activement l’art qu’il pratique avec
boulimie. L’artiste franco-allemand, à l’image des pataphysiciens, crée des mondes à
partir de solutions imaginaires. Pour Méandres, il s’est mis à la place d’un architecte
grecque de l’âge d’or en train de trouver un moyen de construite un bâtiment. Les
ornements grecs et égyptiens l’attirent autant que l’âge médiéval. Parfois, il s’inspire
de plans de Leonard de Vinci, de Stanley Kubrik, d’un bâtiment de l’ex RDA ou imagine
un monde peuplé de pirates et d’espions du Tajikistan, des lampes plus grandes que les
maisons qui ont des loupes à la place des fenêtres, d’un radeau sur lequel on ne peut
pas mourir, ou un rayon laser noir. Ses œuvres renferment des énigmes. « Je veux
inventer des choses, je veux avancer, on est aussi artiste pour cela, pour pouvoir faire
tous les jours quelques choses de différents et j’espère aller ailleurs. »
(Aude de Bourbon Parme, dans Slicker, janvier 2013)
MARTIN HYDE
Né en 1985 à Ottawa (Canada), vit et travaille entre la France et la Suisse.
La méthode de Martin Hyde s'exerce sur des plans très divers, mais toujours à des fins pratiques :
elle implique une série d'attitudes mentales combinant le flair, la sagacité, la débrouillardise…
Multiple et polymorphe, elle s'applique à des réalités mouvantes qui ne se prêtent ni à la mesure
précise ni au raisonnement rigoureux. Engagées dans le devenir et l'action, ses pièces prennent
forme sur différents niveaux de pratique et de pensée, de la chasse à la médecine, de la pêche à
Pinocchio. Ses œuvres : essentiellement des films, des installations totales et des grands dessins
bizarres.
Hyde construit avec des matériaux éclectiques des univers surréels et étranges dégageant une
énergie onirique, voire grotesque, sur le mode d’une interrogation presque naïve et sous
l’apparence d’une farce porteuse de l’héritage de personnages qui vont de Georges Méliès à George
Romero. À travers les techniques par lesquelles il combine des filets, tresse des pièges, ajuste des
morceaux de bois pour en faire dans la charpenterie un objet nouveau, le travail de Martin Hyde
livre un combat contre le réel.
Et en ce sens, il ne s’agit pas d’élaborer un modèle, qui serait comme un filet dans lequel il pourrait
prendre les choses, il s’agit véritablement d'utiliser les choses, de les maîtriser à sa manière, de se
rendre non seulement semblable à elles, mais plus souple, plus dangereux, de les rendre plus
ambiguës que les choses elles-mêmes à quoi elles s’appliquent.
© Οὖτις